Le droit universel à l’eau n’est pas en danger, il est déjà en perdition

Une opinion de Riccardo Petrella, professeur émérite de l’Université Catholique de Louvain, Agora des habitants de la Terre, Auteur de Le manifeste de l’eau (1998).

Encore aujourd’hui une personne sur trois ne connaît pas ce que c’est l’eau potable et 3,6 milliards ne disposent pas de services hygiéniques.

Ce 7 décembre 2022 devant le Parlement européen, place du Luxembourg, l’Agora des habitants de la Terre organise avec la participation d’autres associations (Objecteurs de croissance, Rise for the Climate, la CGSP, ATTAC, POUR Presse, CNCD, CADTM, CETRI, EGEB-Etats Généraux de l’Eau à Bruxelles…..) une manifestation contre la mainmise du droit à l’eau et de l’eau en tant que bien commun public mondial essentiel pour la vie par la finance globale prédatrice.

L’enjeu de base : La ligne rouge autour de l’eau

Les attentes soulevées par le rapport étaient grandes. Il ne s’agissait plus seulement pour le Parlement européen de traiter du bon état écologique des ressources hydriques européennes et de leur gestion économique. Le rapport portait sur la question du droit à l’eau et de l’eau en tant que bien commun public dans une dimension internationale, mondiale.

L’enjeu fondamental était de savoir si cette fois le parlement européen aller mettre en brèche la ligne rouge établie autour de l’eau par les groupes sociaux dominants des pays “occidentaux”. Une ligne, d’après eux, à ne pas dépasser, fondée sur deux principes : l’eau est un bien économique (approuvé en1992 par la Conférence de l’ONU sur l’eau et l’environnement à Dublin) ; la gestion des ressources hydriques de la planète doit être basée sur l’accès à l’eau via le paiement d’un prix par l’utilisateur, assurant la récupération des coûts totaux encourus par le capital investi (y compris la rémunération du capital, à savoir le profit). Ce principe a été approuvé par la Banque mondiale en 1993).

L’Union européenne a introduit la ligne rouge par l’art.9&1 de la Directive-Cadre Européenne de l’Eau en l’an 2000. La ligne a été consolidée par la Commission européenne dans son Water Blueprint de 2012 où elle précise que les acteurs principaux de la politique de l’eau européenne sont les “porteurs d’intérêts” (les stakeholders). Toute tentative de déviation de cette ligne rouge par le Parlement européen a échoué. Le même sort est arrivé aux promoteurs de l’importante Initiative Citoyenne Européenne (ICE) sur “Right2Water”. En outre, rappelons que la ligne rouge du principe de l’accès à l’eau à prix abordable en opposition au principe du droit à l’eau a été aussi incorporée dans les principes inspirateurs de l’Agenda 2015 de l’ONU (“ Les Objectifs du développement du Millénaire” 2000-2015) ainsi que de l’Agenda 2030, toujours de l’ONU (“Les Objectifs du Développement Durable” 2015-2030”) et étendue aux autres “droits humains universels” : à la santé, l’alimentation, le logement, l’électricité, l’éducation, la connaissance… Dans l’Agenda 2030, on ne parle jamais de droit à… mais d’accès à… sur bases équitables et à prix abordable.

 

La résolution du Parlement européen du 5 octobre

On peut le dire la résolution constitue un nouvel échec par rapport à la mise en question de la ligne rouge. Certains points marquants du rapporteur ont été, hélas, soit modifiés soit éliminés. Il avait défendu la supériorité, dans l’intérêt des citoyens, du modèle d’approvisionnement public des services hydriques, Il avait aussi invité la Commission européenne à soutenir les processus de dé-privatisation de l’eau et de l’assainissement. La majorité des parlementaires ne l’a pas suivi.

La résolution adoptée n’a pas remis en question la conception délétère de la substitution du droit à l’eau par le principe de l’accès à l’eau sur bases équitables et à prix abordable. Dès lors, aucune dénonciation substantielle n’est faite de la mainmise du droit et du bien commun public mondial par la monétisation et la financiarisation de l’eau. On mentionne uniquement la mise en bourse des contrats à long terme sur l’eau.

En outre, la grande question de la sécurité hydrique mondiale et, dans ce cadre, de la stratégie de la résilience imposée par les dominants occidentaux, est pratiquement absente. Telle que conçue et proposée par les dominants, la résilience face à la pénurie de l’eau dépend de deux facteurs clés : une grande capacité technologique de plus en plus chère permise par une grande puissance financière. Or, plus de 80 % de la population mondiale ne possèdent, de manière basique, ni de capacité technologique ni de puissance financière. En absence de modification de cette situation, ces 80 % seront non résilients, à savoir sans futur.

Heureusement, le verre n’est pas seulement à moitié vide. Il est aussi à moitié rempli. On pense à la présence systématique dans le rapport du soutien au principe du droit universel à l’eau et de l’eau en tant que bien commun public mondial, bien public essentiel. Cela, en contraste évident aux tentatives des “seigneurs de l’eau” qui, après l’inattendue adoption surprise par l’AG de l’ONU le 28 juillet 2010 de la résolution reconnaissant le droit universel à l‘eau et à l’assainissement, ont cherché à faire oublier l’existence d’un tel droit !

Un autre signe positif : les multiples références aux droits des populations indigènes, autochtones et au respect de leurs spécificités, valeurs et modes de vie, ainsi que l’accent mis sur le scandale de la condition des femmes et des fillettes sur lesquelles pèse la corvée d’aller prendre l’eau chaque jour à des kilomètres de distance…

L’approche humaniste du rapport du Parlement est fondamentale dans la lutte contre les inégalités sociales et la prédation de la vie. Il faut saluer la dénonciation de l’accaparement des terres par les grands groupes privés des pays riches, notamment européens, et la critique formulée à l’adresse de la Banque Mondiale et du FMI les invitant à cesser d’appliquer le principe de la conditionnalité, à savoir l’obligation pour les pays demandeurs de fonds de privatiser l’eau et les services hydriques pour l’octroi de prêts pour le développement de systèmes nationaux de gestion hydrique.

 

L’ouverture de nouveaux espaces d’action et d’utopie

Si la résolution ne touche pas certains bastions de la ligne rouge des dominants, il faut reconnaître que les parlementaires européens ont rouvert des espaces d’action et d’utopie, aujourd’hui plus nécessaires et indispensables que jamais. En tant que citoyens, nous encourageons le Parlement européen à maintenir avec force la présence de la question du droit à l’eau et de l’eau en tant que bien commun public mondial dans l’agenda politique de l’UE car la ligne rouge est en train de devenir une ligne de feu dévastatrice. Depuis 2012, la Natural Capitals Financial Alliance, le premier lobby financier mondial privé en ordre de création, a poussé, avec succès, en faveur de la monétisation et de la financiarisation de la nature signant, entre autres, un accord de coopération étroite avec le PNUE, l’organisme spécialisé de l’ONU dans le domaine de l’environnement. En outre, l’autre grand lobby mondial en la matière, la Natural Capitals Coalition, (forte de l’adhésion de plus de 400 institutions financières, et soutenue par le plus puissant fonds d’investissement privé au monde, le Black Rock) est derrière la tendance des dominants à imposer les soi disant “nature-based solutions” pour résoudre la crise globale environnementale. On comprend bien pourquoi la Bourse de New York sous incitation notamment du Black Rock a décidé en septembre 2021 de confier 30 % du monde naturel de la Planète à la gestion des Natural Assets Corporations (et le Président Biden a confirmé la disponibilité de son administration de confier aux NACs 30 % du capital naturel des États-Unis). La finance globale n’est plus au stade des envies et des propositions. Elle est en pleine campagne de nouvelle conquête coloniale de la vie de la Planète. Enfin, la guerre en cours en Ukraine entre les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN d’une part, et la Russie d’autre part, et, début octobre, entre les États-Unis et la Chine, sont en train d’enfoncer encore davantage le devenir du monde et de la vie de la Terre dans les bras mortifères des “impératifs de puissance” industriels, technologiques et financiers.

Depuis la guerre des brevets sur les vaccins anti-Covid, les bouleversements désastreux en cours en matière d’énergie et des produits céréaliers, les guerres des semiconducteurs et autour de l’intelligence artificielle, les puissants ne font que parler d’indépendance/survie énergétique, de contrôle des ressources de la Terre, de stratégie d’indépendance informatique, de conflits autour de l’IA, de redéfinition des alliances et des priorités, de nouvelles guerres pour la maitrise du futur… Bref, de tout sauf de droits humains et sociaux, de responsabilités collectives et de partages. Les droits universels, humains et sociaux sont devenus une question marginale. Dans ce contexte, le droit à l’eau ne revêt aucune priorité. Comme tout autre marchandise et ressource naturelle, l‘eau vaut, selon les dominants, pour son importance stratégique pour l’économie et la puissance du pays. Laisser aller en perdition le droit à l’eau (à la santé, au logement, à la connaissance, à la démocratie…) sur l’autel de la guerre globale entre les États-Unis et les autres puissances de la Terre serait un crime.

(*) Rapport sur l’accès à l’eau en tant que droit de l’homme : la dimension Extérieure, https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/A-9-20220231_FR.html

Illustration : Image par LoggaWiggler de Pixabay