7 avril Journée mondiale santé – Lettre ouverte

Lettre ouverte au Président du Parlement Européen et aux Président-e-s des Groupes Parlementaires du PE

Mesdames et Messieurs,

© François Dvorak

Le Parlement européen a approuvé la création d’une Union Européenne de la Santé (UES) (EU4Health) proposée par la Commission européenne dans le cadre du programme septennal 2021-2027.

L’UES vient d’entrer en vigueur le 26 mars. Elle se veut beaucoup plus ambitieuse que le « Programme Santé » des années 2014-2020, aussi bien sur le plan des mesures institutionnelles que du financement (elle jouit d’une enveloppe de 9,4 milliards d’euros). Il faut maintenant transformer cette vision en soutien concret du droit à la santé et à la vie de tous les Européens, de tous les habitants de la Terre, dans la justice et la fraternité. Cela nous paraît être le rôle décisif qui revient au Parlement européen. Car le nouveau-né est handicapé par certains défauts « génétiques » sur lesquels nous souhaitons attirer votre attention et celle de vos collègues.

 

Primo. Une inversion profonde de valeurs

Le texte fondateur de l’Union Européenne de la Santé part du principe que « la santé est une condition nécessaire et essentielle à la croissance économique ». Or le droit universel à la santé n’a besoin d’aucun objectif extérieur pour être légitime. Parler ici de croissance économique, c’est répéter l’inversion de valeurs commise il y a plus de trente ans à propos du développement durable. Quand l’Onu n’hésita pas à proférer que « le développement durable est une condition nécessaire et importante pour la croissance économique » !

Secundo.  L’approche axée sur l’accès équitable et à prix abordable

Le droit à la santé mis en sourdine, l’Union Européenne de la Santé donne la priorité à « l’accès pour tous aux soins de santé sur base équitable et à prix abordable ». Ce principe s’inscrit dans la ligne de pensée affirmée dès les années ’90 et que l’on trouve à la base de l’Agenda mondial de l’ONU 2000-2015 et reprise pour l’Agenda 2015-2030. Au lieu de mentionner des droits universels, ces deux Agendas insistent systématiquement sur l’accès équitable et à prix abordable. C’est encore le cas de la « Réponse mondiale au coronavirus » lancée en mars 2020 dans le cadre du G2O et soutenue par l’OMS avec le soutien ferme de l’UE et d’autres pays du monde « riche ».

Or l’objectif d’un accès équitable à la santé ne remet pas en cause les inégalités face au droit à la santé. Et nous savons que des millions et des millions de personnes cessent de se soigner, se soignent mal ou ne se sont jamais soignées en raison du prix des médicaments et des services médicaux.

Un accès à prix abordable implique qu’un prix doive être payé aux entreprises détentrices de brevets, que ce soit par l’utilisateur ou par d’autres sujets (autorités publiques, organisations sociales et caritatives). Dès lors l’accès à la santé pour tous de manière équitable et à prix abordable est une mystification systémique. Le Parlement européen peut-il cautionner une telle mystification ?

Tertio.  Les brevets sont une défaite du bien commun.

Les brevets occupent un place-clé dans la stratégie pharmaceutique, qui est elle-même le pilier central de l’Union Européenne de la Santé. Par le biais de ces droits privés de propriété intellectuelle (plus de 60.000 brevets sur le vivant qui octroient aux entreprises le droit de propriété et d’usage exclusif pendant 17 à 20 ans des connaissances incorporées dans les produits médicaux), c’est la vie même qui est sous la coupe des « seigneurs de la vie » privés.

Loin de sauvegarder l’autonomie de l’UE, cette stratégie centrée sur les brevets transfère le pouvoir réel de décision dans le domaine de la santé à quelques entreprises mondiales détentrices des brevets, qui répondent en priorité aux intérêts de leurs actionnaires.

Dans un tel cadre, l’UES est contrainte de donner la priorité à la croissance et à la puissance techno-économique pour la conquête des marchés mondiaux et le rendement financier. Loin de sauvegarder l’autonomie / indépendance de l’UE, la « stratégie pharmaceutique » a jeté les Etats de l’UE dans les bras des multinationales de Big Pharma.

Les brevets sur le vivant sont un obstacle à toute politique publique de la santé, à la multiplication et la diffusion de la recherche et des connaissances, ainsi qu’à l’accessibilité aux vaccins dans la justice et la solidarité. Le système Covax s’inscrit dans des rapports de domination des pays riches, qui offrent leur assistance aux pays pauvres lesquels doivent prouver leur éligibilité à l’aide proposée. Quelle mystification cynique si l’on considère que les pays riches ont par ailleurs refusé la demande de plus de 100 pays « pauvres » de suspendre provisoirement les règles des brevets.

Il est temps, Monsieur le Président, que l’abolition des brevets soit approuvée sans tarder, au nom des valeurs fondamentales de la justice et de la fraternité. Maintenir les brevets sera jugé dans un futur proche comme un crime contre l’humanité.

Quarto. Perte de souveraineté du peuple

Où est la souveraineté du peuple européen dans le domaine de la santé, au plan des politiques technologiques, économiques, sociales et culturelles ? Comme vous le savez, les citoyens européens sont depuis novembre dernier mobilisés en faveur de l’Initiative Citoyenne Européenne-ICE « Right2Cure » (Le droit aux soins). Or, à la lumière de ce qu’est aujourd’hui l’Union Européenne de la Santé, le risque est grand que, en cas de succès de l’ICE, tout comme pour l’eau bien commun, la Commission réponde qu’elle est déjà engagée dans le cadre de l’UES en faveur des mesures nécessaires pour garantir à tous les Européens l’accès aux soins de santé ! Nous demandons, Monsieur le Président, que le Parlement européen prenne d’ores et déjà les mesures à sa disposition pour empêcher une telle réponse. Il en va aussi de la crédibilité de la démocratie effective au sein de l’Union.

Quinto. Arrêter la dérive inter-gouvernementale et inter-nationale de la construction de l‘Europe

Comme les traités de l’Union stipulent que, dans le domaine de la santé, la compétence prioritaire appartient aux États, l’UES se limite à parler de la politique de la santé de l’UE en termes de promotion et d’amélioration de la coordination des politiques nationales dans le but d’en faciliter et d’en augmenter l’efficacité sans tenter de mettre en œuvre une politique commune européenne de la santé. Or, la crise sanitaire mondiale pousse à une plus grande intégration des politiques et des moyens au plan européen et mondial. En restant cantonnée dans un cadre national inadéquat, l’UES ne pourra prévenir les divisions et les conflits. Par ailleurs, l’UE rencontre déjà de grosses difficultés à respecter son engagement de départ « Personne ne sera laissé de côté ». La réalité est que des centaines de millions d’êtres humains sont déjà laissés de côté, aussi en raison des mesures adoptées par l’UE. 

Monsieur le Président, nous vous remercions de l’attention que vous voudrez accorder à notre démarche.

Version lue par Pietro Pizzuti et Laurence Vielle ce mercredi 7 avril 2021, journée mondiale de la santé, devant le Parlement Européen à Bruxelles – Vidéo

Lettre ouverte in extenso