La santé pour tous ? Le conflit entre les intérêts des dominants et les droits universels des êtres humains explose à nouveau haut et fort et fait éclater les fictions, les mensonges, mettant en évidence les mystifications et les conséquences néfastes de la réponse « mondiale » des puissants à la pandémie Covid-19.
À ce jour, les représentants des populations de plus de 90 pays du monde, « à faible revenu » comme les dominants les définissent, sont prêts à défendre la demande de suspension des brevets sur les médicaments et les vaccins contre Covid-19, demande qui a déjà été refusée et qui est une fois de plus fortement rejetée par les pays les plus puissants du monde occidental.
Le 17 décembre, une semaine avant Noël, nous verrons si le droit à la vie de centaines de millions d’êtres humains l’emportera sur les intérêts purement économiques des groupes dominants d’une quinzaine de pays dits « à haut revenu ». Le fait que le conflit décisif se déroule dans une institution créée et imposée au monde par les puissants (l’Organisation mondiale du commerce) et non au sein des Nations unies et de l’Organisation mondiale de la santé est déjà une parodie de la revendication de justice sociale de la communauté internationale. Pendant des années, les puissants ont continué à dominer et à piller la vie des habitants de la Terre en restant sourds aux cris de justice et de respect de la vie des générations présentes et futures. « Au nom de l’argent » ils ne changeront pas. Mais les citoyens du monde peuvent les remplacer. Cela commence par l’abolition des brevets privés à but lucratif sur le vivant, véritable vol légalisé de la vie qu’ils se sont octroyé.
La 31e session spéciale de l’Assemblée générale des Nations unies, consacrée à la pandémie Covid-19, s’est tenue les 3 et 4 décembre. Elle a été « médiatisée » comme une opportunité unique, un moment historique d’une importance cruciale pour définir et mettre en œuvre des actions communes au niveau mondial entre tous les acteurs (stakeholders) publics et privés. L’objectif proclamé était de « garantir l’accès aux thérapies pour combattre la Covid-19 sur une base équitable et abordable (…) afin que personne ne soit mis sur la touche ». Plus de 80 chefs d’État et de gouvernement et plus de 100 ministres de la santé et des affaires étrangères se sont exprimés. Une opportunité unique ratée
Malheureusement, l’occasion unique n’a pas été saisie. Face aux problèmes et aux défis mondiaux – les puissants l’ont dit – nous avons besoin de réponses mondiales dans l’intérêt de tous, ils ont donné des réponses « mondiales » mais définies et imposées au reste du monde dans leur intérêt. Ils s’accusent de « nationalisme vaccinal ». En réalité, il s’agit d’égoisme oligarchique cynique masqué par un voile d’apparente charité.
Le ton a été donné le 23 octobre au niveau de l’Organisation mondiale du commerce. Ce jour-là, les pays « riches » du « Nord » (États-Unis, Union européenne, Norvège, Suisse, Royaume-Uni, Australie, Japon…) ont rejeté la demande de l’Afrique du Sud et de l’Inde, soutenue par l’OMS (Organisation mondiale de la santé) et d’autres pays du Sud, de suspendre temporairement l’application des règles en matière de brevets dans la lutte contre la Covid-19. L’objectif de la suspension temporaire était de permettre aux populations des pays pauvres d’avoir accès aux médicaments et vaccins nécessaires et/ou de pouvoir les produire elles-mêmes sur place. Par leur refus, les riches pays « occidentaux » du Nord se sont moqués de la primauté politique et juridique du droit à la santé selon les règles et objectifs fixés au niveau international par l’OMS, sur la « logique » et les intérêts commerciaux, industriels et financiers promus par l’OMC. Pas de coopération mondiale !
En outre, le 25 novembre, la Commission européenne a approuvé un document intitulé « Une nouvelle stratégie de l’UE en matière de propriété intellectuelle », dans lequel la Commission propose de renforcer la protection de la propriété des connaissances scientifiques et techniques européennes, en rendant l’octroi de brevets, et de « brevets européens », plus fort, plus répandu et plus étendu même aux PME. Loin d’éliminer le fossé grandissant entre les pays riches et les pays pauvres dans le domaine de la science et de la technologie, la Commission travaille à une politique « nationale-européenne » de renforcement de la puissance et de la compétitivité européennes dans le domaine de la science et de la technologie. Comme les États-Unis, la Commission a surtout peur de perdre l’hégémonie qu’elle partage avec eux dans ce domaine au profit de la Chine. Les trois quarts de la production mondiale de vaccins ont lieu en Europe (UE + pays tiers tels que le Royaume-Uni, la Suisse, la Norvège). De plus, les principales entreprises qui dominent le marché mondial des vaccins sont américaines et européennes ! Dans ces conditions, les 3 et 4 décembre, l’UE ne pouvait proposer des actions mondiales communes que de manière rhétorique !
Vers la fin, avant même sa création, de toute politique commune de santé mondiale inspirée par la justice, la responsabilité et la solidarité ?
J’écris ce texte le 10 décembre, jour du 72e anniversaire de la Déclaration universelle des droits humains. Malheureusement, rien de concret n’est ressorti de la session spéciale des Nations unies sur la pandémie, en termes de véritable programme d’action humain et social mondial sur le plan financier, économique, technoscientifique et législatif, mise à part la subordination de tout à la mise rapide en commercialisation des vaccins à la conquête de milliards d’humains dont la majorité se dit prête à accueillir les vaccins des grands groupes multinationaux pharmaceutiques « sauveurs du monde » mais surtout « profiteurs » de la disgrâce du monde.
Selon l’ONU et l’OMS, les ressources financières nécessaires pour lutter contre le Covid-19 se situent entre 32 et 40 milliards de dollars, des montants encore bien loin d’être disponibles. Pire encore, a) les pays riches, représentant 14 % de la population mondiale, ont déjà acheté individuellement (en concurrence) et conjointement (pour optimiser l’accès aux doses de vaccins) 60 % des doses prévues disponibles en 2021 ; b) l’OMS a estimé que seulement 20 % de la population mondiale aura accès aux vaccins d’ici 2021, les 80 % restants devant attendre jusqu’en 2022, 2023. …si tout va bien et on sait par qui ce 20% principalement représenté ; c) nous sommes loin des financements promis dans le domaine de la lutte contre la faim, pour le droit universel à l’eau en quantité et qualité nécessaires et indispensables, pour les réfugiés et les personnes déplacées, pour l’éducation des enfants, pour le logement pour tous, c’est-à-dire dans les domaines dont dépend l’état de santé d’un pays. La lutte contre l’appauvrissement reste une politique d’aide, de charité, et non un combat pour éradiquer les facteurs structurels qui provoquent l’appauvrissement ; d) les pays signataires du traité de Paris se sont engagés à consacrer 100 milliards par an à partir de 2020 à la lutte contre la catastrophe climatique. Eh bien, aucun des puissants n’ose dire où se trouvent les 100 milliards ; e) nous savons cependant par qui et où les 1800 milliards ont été dépensés en 2019 pour l’armement, dont 25% suffiraient à couvrir tous les besoins financiers susmentionnés. Et nous savons que les dépenses militaires ne diminueront pas en 2020.
Les leaders mondiaux, les entreprises de haute technologie en tête, font des choix qui sont en fait des crimes contre l’humanité et contre la communauté mondiale de vie de la planète.
Disons les choses telles qu’elles sont : les droits universels à la vie et à l’existence ne sont plus une priorité dans l’agenda politique national, continental et mondial des puissants. Les droits ont cessé d’être, même sur un plan déclamatoire une priorité politique et sociale, sans parler d’une priorité anthropologique. À l’ère de l’anthropocène, la science et la technologie sont de plus en plus ouvertement mises au service des intérêts de conquête, de guerre et de domination.
Comme déjà souligné, la réaction des dominants des pays « occidentaux » au sujet de la suspension provisoire du régime des brevets sur les vaccines reste négative, sur des positions endurcies. La distribution à partir de la semaine prochaine d’un premier vaccin les fait croire plus forts pour imposer leurs intérêts et choix.
En tant qu’Habitants de la Terre responsables des droits universels et de la vie et des biens communs publics mondiaux nous devons soutenir les revendications de l’écrasante majorité de la population mondiale : pas de brevets sur les vaccins ; pas de profits à partir de la santé ; les médicaments, les vaccins sont des biens publics mondiaux communs – tels que l’eau, les semences et la connaissance – et non la propriété d’entreprises multinationales privées en lutte pour la maximisation des profits.
Il est nécessaire de changer la narration sur la vie, les valeurs, les systèmes de régulation économique (éco-nomie = règles de la maison). C’est la proposition de l’Agora des habitants de la Terre.
La situation mondiale est dramatique. Cela ne signifie pas qu’il est impossible d’inverser les tendances. Voici, « à la twitter », les solutions que l’Agora des Habitants a soumises à l’attention du Président de l’Assemblée générale des Nations unies à l’occasion de la session spéciale sur le Covid-19. Nos propositions ont fait l’objet d’une consultation auprès d’associations, de groupes, de mouvements et de réseaux de citoyens au cours du mois de novembre. Nous avons reçu 1 285 courriels de soutien personnel signés provenant de 53 pays.
Il est nécessaire de modifier les priorités de la finance mondiale en investissant dans l’économie des biens publics mondiaux. Cela nécessite la création d’un fonds coopératif de santé publique dans le cadre d’une caisse mondiale de dépôts et de consignations pour les biens publics mondiaux. Il est également nécessaire de lancer un plan global de réduction immédiate des dépenses militaires et de reconversion de leur affectation au développement, à la production et à la distribution de biens et services publics dans le secteur de la santé et les secteurs connexes de l’eau et de l’agroalimentaire.
Le droit universel à la vie implique que les biens et services essentiels ne peuvent être privatisés et dissociés des droits universels. Les brevets sur la vie (et l’intelligence artificielle) sont un exemple illogique de la dissociation entre les biens indispensables et le droit à la vie. Il est nécessaire d’approuver immédiatement l’abandon, pour la période 2021-2023, de l’application des règles relatives aux brevets sur les organismes vivants et, à partir de 2024, d’abolir les brevets privés sur les êtres vivants et l’intelligence artificielle à but lucratif.
Tout cela, encadré dans un Pacte mondial sur la science pour la vie et la sécurité de tous les habitants de la Terre, partie intégrante d’un processus de construction d’une nouvelle architecture politique mondiale capable de proscrire la finance prédatrice. La « sécurité mondiale » des biens publics mondiaux doit être au cœur de ce processus. Pour cela, deux étapes importantes doivent être franchies : l’ouverture d’une Maison commune mondiale des Connaissances, fondée sur la mise en commun des connaissances, des expériences, des outils techniques (cas du Costa Rica en matière de santé…) et la création d’un Conseil de sécurité mondial des biens et services publics (à commencer par la santé, l’eau et la connaissance).
L’enjeu mondial est tout aussi clair et fort. Sauront-ils, les groupes sociaux assujettis, appauvris, comment se libérer de la société de domination actuelle ? L’histoire « se répète », mais jamais dans les mêmes termes et de la même manière qu’auparavant. Les luttes pour la libération des esclaves, les luttes pour la libération des peuples, les luttes pour la libération des travailleurs et des femmes sont aujourd’hui « intégrées » dans la lutte pour la libération de l’humanité au nom aussi de la libération de la vie dans sa globalité et intégrité.
Nous sommes dans une autre histoire : de la libération des différents « Moi » (individus, groupes) nous sommes plongés dans la libération du « Nous » (la communauté de vie globale de la Terre). En opposition à la vie dominée par les porteurs d’intérêts (le stakeholders), nous avons commencé à écrire l’histoire de l’universalité commune de la vie au cœur de la lutte croisée pour l’universalité des droits et la mondialité des biens publics, à partir du vécu quotidien local.
Riccardo Petrella