La concrétisation effective du droit universel à l’eau, au ralentissement ces 20 dernières années, sera un objectif non réalisé si on ne « re-publicise » pas nos sociétés et l’État, affirme dans une carte blanche Riccardo Petrella
Le 28 juillet, il y a 10 ans, l’ONU a reconnu le droit humain (universel, indivisible et imprescriptible) à l’eau potable et à l’assainissement. La situation aujourd’hui reste dramatique : 2,2 milliards de personnes ne savent pas ce qu’est une eau potable et 4,2 n’ont pas d’accès aux toilettes et aux services hygiéniques ; plus de 9 millions d’enfants de moins de 5 ans meurent chaque année à cause de maladies dues, entre autres, à l’absence d’eau saine. Se laver les mains est un acte impossible pour des centaines de millions d’êtres humains avec les conséquences que l’on sait en cette période de pandémie.
L’eau bonne pour usages humains est devenue de plus en plus rare. Fleuves, lacs, nappes phréatiques meurent asséchés par les prélèvements d’eau déraisonnables, empoisonnés par les pollutions et les contaminations (pensons aux Pfas), suffoqués par les déchets. Les sécheresses touchent un nombre croissant de régions du monde (y compris l’Amazonie). Les dévastations des forêts et la dégradation des sols jouent un rôle majeur à cet égard. Enfin, plusieurs grandes villes côtières du monde sont menacées d’inondations par la hausse du niveau des mers. Jakarta est déjà en voie d’être abandonnée*.
Dans ce contexte, parler de droit à l’eau et à l’assainissement est un euphémisme. Qui plus est, on annonce que la pénurie d’eau est destinée à augmenter. Parmi les causes, la croissance de la population mondiale est un alibi (1 million d’Américains consomment plus que 80 à 100 millions d’Indiens !) et le changement climatique est surtout le résultat des dévastations environnementales dues principalement au système techno-économique dominant guerrier et violent, prédateur des ressources de la Terre jusqu’à leur épuisement. Dans un système profondément inégal comme l’actuel, la stratégie de la résilience (la capacité de s’adapter et résister dans une situation de pénurie d’eau grâce à l’innovation technologique et aux moyens financièrs) n’est pas une solution pour le grand nombre. Devinez quels pays et quels groupes sociaux seront résilients en 2030** ?
Le concept même de droit humain à l’eau pour la vie égal pour tous a été remplacé par celui d’accès à l’eau équitable et à prix abordable. Dans le cadre des 17 Objectifs du Développement Durable de l’Agenda 2030 de l’ONU l’objectif 6 concerne l’eau et est ainsi formulé « 6.1 : D’ici à 2030, assurer l’accès universel et équitable à l’eau potable, à un coût abordable » ; pas de référence au droit à l’eau***.
Par « accès équitable à prix abordable » il n’y a plus d’obligation à charge de l’État. On sort du domaine du droit pour tomber dans le champ des besoins d’eau à satisfaire en fonction de l’accessibilité économique, politique et sociale des consommateurs (familles, entreprises.) En principe, le prix « abordable » est fixé par les gestionnaires des services hydriques selon des critères définis par les autorités publiques de manière à garantir aux gestionnaires des gains financiers adéquats. Qu’ils soient privés ou « publics », les gestionnaires font de l’argent avec l’eau pour la vie ! L’eau finance l’eau.
Cette profonde mutation culturelle et politique vers le productivisme et l’utilitarisme a été possible en raison de la conjonction entre quatre transformations structurelles : la marchandisation de la vie (tout est devenu marchandise) ; la privatisation de tout bien et service (surtout la santé) ; la libéralisation et dérégulation de toute activité économique au nom de la libre gouvernance entre porteurs d’intérêts (les fameux « stakeholders ». Cas de la monnaie) et, enfin, la financiarisation de l’économie qui a soumis les grandes décisions en matière d’allocation et utilisation des ressources disponibles aux logiques financières de rendement et d’efficience à court terme.
Résultat : il n’y a plus de véritables biens communs et services communs ni de biens réellement publics. L’État public est de plus en plus privatisé, ses pouvoirs ayant été transférés à des sujets privés. En 1980, la Cours Suprême des États-Unis a légalisé la brevetabilité du vivant à titre privé et à but lucratif. La brevetabilité des algorithmes (Intelligence artificielle) a commencé même avant. Le secteur privé possède plus de 50.000 brevets sur le vivant et autant, dans le domaine de l’IA. En 1992, à l’occasion de la Conférence Internationale de l‘Eau à Dublin en préparation du Premier Sommet de la Terre à Rio de Janeiro, la résolution finale affirme que l’eau ne doit plus être considérée un bien social, un bien commun, mais un bien économique privé, soumis aux règles de l’économie de marché. La soif de l’eau pour la vie des êtres humains a cédé le pas à la soif d’eau pour les activités économiques pour la compétitivité et le profit. Pire encore, en 2002, lors du Deuxième Sommet de la Terre à Johannesburg on a déclaré qu’il fallait donner une valeur monétaire à la nature en calculant les coûts et les bénéfices des services « environnementaux » rendus par la nature. Le secteur de l’assurance face aux incertitudes et aux risques climatiques (sécheresses, inondations, cyclones…) est l’un des secteurs rentables en pleine expansion. La monétisation de la nature (nature pricing, nature banking) et la brevetabilité du vivant ont tué toute forme d’économie du bien commun, des biens publics, de l’économie sociale et solidaire en dehors des microréalisations.
Le gouvernement des conditions de vie dans l’intérêt général a échappé aux pouvoirs publics. Adieu le droit universel effectif à l’eau ? Oui, si on ne renverse pas les situations et les tendances décrites. Il faut libérer la société et l’État de leur privatisation et financiarisation. Il faut construire la société des biens communs et des biens publics coopératifs mondiaux. Il est urgent de construire le système politique public mondial fondé sur la sauvegarde, le soin et la promotion de la vie et des droits à la vie. Il faut créer un Conseil Mondial de la Sécurité Hydrique Il faut repenser le rôle de la finance et de la technologie. La re-municipalisation de l’eau est fondamentale surtout si sa gestion est financée par la fiscalité et non pas par les revenus produits par la vente des services hydriques, même à prix abordable. Le devenir de l’eau et du droit à la vie passe par une culture politique et sociale guidée par la volonté de vivre ensemble dans le respect des droits de tous les habitants de la Terre.
*(Rapport GIEC : « Océan et changement climatique : les nouveaux défis », ocean-climate.org › uploads › 2019/09 › fiches-DEF)
**(Cf. Riccardo Petrella, Eau et résilience. Les stratégies des dominants en question, https ://wsimag.com/fr/economie-et-politique/61408-eau-et-resilience, et du même auteur, La sécurité hydrique pour tous les habitants de la Terre, https ://wsimag.com/fr/economie-et-politique/61870-la-securite-hydrique-pour-tous-les-habitants-de-la-terre).
*** (https ://www.agenda-2030.fr/odd/odd-6-garantir-lacces-de-tous-leau-et-lassainissement-et-assurer-une-gestion-durable-des…..)
La liste des 68 signataires venus de 21 pays est consultable sur les deux sites suivants :
L’Audace au nom de l’humanité http://audacia-umanita.blogspot.com/search/label/Langue%20fran%C3%A7aise