La supplique Ă “lâempereur” du monde est une dĂ©faite pour la justice et le droit universel Ă la vie
Par Riccardo Petrella, Professeur émérite UCL (Belgique), Agora des habitants de la Terre, et Roberto Savio, fondateur et ancien président de International Press Service (IPS) et président de Other News.
On ne le dira jamais assez : la suspension provisoire des rĂšgles fixĂ©es en 1995 dans les TraitĂ©s OMC-ADPIC (Accord sur les Aspects des Droits de PropriĂ©tĂ© intellectuelle qui touchent le Commerce) notamment sur les brevets privĂ©s Ă but lucratif sur les mĂ©dicaments (vaccins inclus), serait un rĂ©sultat important provisoire dans lâintĂ©rĂȘt des populations appauvries et marginalisĂ©es du monde. Il ne sâagirait pas, cependant, dâun pas en avant ni dâune nouvelle conquĂȘte politique et sociale.
La suspension nâest pas une demande pour obtenir de lâaide ou de la solidaritĂ© de la part des pays riches dominants. Câest la requĂȘte dâappliquer les TraitĂ©s de lâOMC.
Ce rappel est important car il est le plus souvent oubliĂ©. La suspension provisoire ne comporte aucun changement de rĂšgles. Elle est inscrite dans les traitĂ©s ADPIC, articles 30 et 31, qui prĂ©voient le recours Ă quatre formes de dĂ©rogation, parmi lesquelles figure la licence obligatoire. Lâarticle 31 stipule que les Ătats membres peuvent permettre lâutilisation par des tiers (licence obligatoire) ou lâutilisation publique Ă des fins non commerciales (utilisation par les pouvoirs publics) sans lâautorisation des dĂ©tenteurs du brevet. Contrairement Ă la volontĂ© de certains Ătats exprimĂ©e lors de lâapprobation des TraitĂ©s (les mĂȘmes qui aujourdâhui sâopposent Ă la suspension provisoire), lâAccord ne limite pas les motifs justifiant ces utilisations. Mais, il Ă©nonce un certain nombre de conditions qui doivent ĂȘtre respectĂ©es afin de protĂ©ger les intĂ©rĂȘts des titulaires des brevets.
Câest clair, il faut le dire. La suspension reste aprĂšs 26 ans de conflits un problĂšme politique majeur car les entreprises pharmaceutiques et autres business sur le vivant des Ătats-Unis et des Ătats de lâUnion europĂ©enne, propriĂ©taires de la trĂšs grande majoritĂ©Â des brevets sur le vivant, se sont toujours opposĂ©es et ne veulent pas, encore aujourdâhui, en pleine pandĂ©mie mondiale meurtriĂšre, accepter lâapplication des dĂ©rogations considĂ©rĂ©es contraires Ă leurs intĂ©rĂȘts. Les 14 pays qui sâopposent, parmi les plus riches au monde (moins de 15% de la population), dĂ©fendent dâabord et principalement les profits de « leurs » entreprises et la compĂ©titivitĂ© de leur Ă©conomie. Au-delĂ des certains gestes philanthropiques, dâaide et de compassion envers les « pauvres », le droit Ă la vie de milliards de personnes nâest pas leur prioritĂ©.
Rappelons-nous, entre autres conflits majeurs, de lâacharnement avec lequel 39 entreprises pharmaceutiques mondiales ont essayĂ© pendant des annĂ©es de faire condamner par le tribunal de lâOMC lâAfrique du Sud qui avait appliquĂ© la licence obligatoire aux vaccins contre le SIDA. ObligĂ©es par lâopinion publique mondiale qui Ă©tait dĂ©goĂ»tĂ©e par lâimmoralitĂ© des entreprises pharmaceutiques, les 39 entreprises ont finalement retirĂ© leur mise en cause de lâAfrique du Sud Ă condition que celle-ci soit, malgrĂ© tout, condamnĂ©e Ă payer 1 dollar symbolique. Le tribunal de lâOMC leur donna, Ă©videmment, raison. Autrement dit, les entreprises ont obtenu que le principe du droit aux brevets soit sauvegardĂ© comme lâun des principes fondamentaux de la rĂ©gulation dans le domaine du vivant et prioritaire par rapport au droit Ă la vie des ĂȘtres humains.
Lâopposition Ă la suspension est « hors-la-loi », inacceptable, intolĂ©rable.
La supplique
Câest Ă la lumiĂšre de ces Ă©clairages, que nous pensons quâil est juste et lĂ©gitime de sâinterroger sur la portĂ©e et la bontĂ© de lâappel adressĂ© le 15 avril dernier au prĂ©sident des Ătats-Unis Joe Biden par plus de 170 personnalitĂ©s du monde, dont certains anciens chefs dâĂtat et des dizaines de Prix Nobel et du monde des artistes et du sport. Les signataires demandent quâil intervienne pour que son pays prenne position en faveur de la suspension provisoire, lors du prochain conseil gĂ©nĂ©ral de lâOMC le 9 juin .
La premiĂšre interrogation porte sur le sens de leur dĂ©marche. Pourquoi lâappel est-il adressĂ© â sous forme de pĂ©tition proche de la supplique â au prĂ©sident de lâĂtat le plus puissant de la planĂšte sachant que les Ătats-Unis ont toujours soutenu que les traitĂ©s internationaux sont utiles lorsquâils ne sont pas contraires aux intĂ©rĂȘts des Ătats-Unis ? DâoĂč leur refus de signer, depuis la deuxiĂšme guerre mondiale, 59 traitĂ©s internationaux et dâen abandonner dâautres unilatĂ©ralement uniquement parce quâils ont Ă©tĂ© accusĂ©s dâĂȘtre hostiles aux Ătats-Unis.
Pourquoi, par leur appel, ont-ils ouvertement acceptĂ© que le droit universel Ă la santĂ© soit subordonnĂ© au bon vouloir des Ătats-Unis acceptant ainsi les thĂšses traditionnelles des AmĂ©ricains (white) sur la prĂ©tendue exceptionnalitĂ© du rĂŽle et des fonctions des Ătats-Unis dans le monde ? La realpolitik peut-elle justifier une telle soumission ? Ils auraient dĂ», au contraire, sâadresser aux Ătats-Unis pour dĂ©noncer lâintolĂ©rabilitĂ© de leur position arrogante, impĂ©riale. Une sorte de « jâaccuse collectif » de « America First » qui empĂȘche, comme leur dĂ©fense obstinĂ©e des brevets le montre, la poursuite dâune politique mondiale coopĂ©rative et juste de la santĂ©.
La deuxiĂšme interrogation porte sur le rĂŽle de la science et de la technologie dans le devenir de la planĂšte. Nous savons tous que mĂȘme sous Biden, comme ce fut le cas sous Obama, Bush, ClintonâŠ, les Ătats-Unis poursuivent clairement, coĂ»te que coĂ»te, lâobjectif de conserver, voire de renforcer, leur leadership mondial notamment au plan technologique et Ă©conomique-financier. Nous savons aussi que la grande agressivitĂ© non cachĂ©e des Ătats-Unis contre la Chine, qui les conduit Ă construire une guerre ouverte contre ce pays, y compris dans le domaine des vaccins anti Covid-19, est dictĂ©e par la peur provoquĂ©e par la montĂ©e en puissance technoscientifique de la Chine.
Comment, dĂšs lors, les signataires de lâappel ont-ils pu sâadresser aux Ătats-Unis leur donnant ainsi un certificat de bonne conduite mondiale et alimentant dans lâopinion publique « occidentale et occidentalisĂ©e » lâidĂ©e que le salut passe par « notre » science, « notre » technologie, et « notre » richesse, sous le leadership des Ătats-Unis ? Pourquoi nâont-ils pas dĂ©noncĂ© auprĂšs de Biden, ce qui est plus justifiĂ© et bien documentĂ©, le rĂŽle jouĂ© par le Big Pharma et les puissantes GAFAM dans lâactuelle faillite de la politique de la santĂ© contre la Covid-19 par rapport Ă lâobjectif « personne ne sera laissĂ© de cĂŽté » ? . On compte par centaines de millions les personnes dĂ©jĂ laissĂ©es de cĂŽtĂ© en un an par la domination des intĂ©rĂȘts financiers et de puissance des grands rĂ©seaux oligopoles mondiaux amĂ©ricains et europĂ©en. Leurs avoirs financiers ont grimpĂ© au ciel par centaines de milliards de dollars, alors que plus de 100 millions de personnes sont venues grossir le monde des appauvris.
Enfin, une interrogation concernant la culture mondialiste solidaire, humaine et dĂ©mocratique. En restant dans le cadre des rĂšgles fixĂ©es par lâOMC, lâappel ne dĂ©nonce par le fait que les pays dominants imposent le principe quâen matiĂšre de propriĂ©tĂ© intellectuelle et de politique mondiale de la santĂ©, les rĂšgles commerciales de lâOMC prĂ©valent de loin sur les rĂšgles de lâONU (quasi inexistantes en matiĂšre de propriĂ©tĂ© intellectuelle) et de lâOrganisation Mondiale de la Sante / ONU (en matiĂšre de santĂ©). Lâappel accepte, de facto, que les logiques du commerce dominent sur les logiques des droits universels Ă la vie. Les droits de la force sont plus importants que la force des droits. Pourquoi nâont-ils proposĂ© de confier Ă lâOMSantĂ© la responsabilitĂ© de la politique de la santĂ© au niveau mondial en substitution de lâOMCommerce ?
Non, certainement cet appel ne sert pas de maniĂšre correcte la cause du droit Ă la vie de milliards dâĂȘtres humains.